Jeux traditionnels, éthique sportiveet idéologies du marchépar Jean-Jacques Barreau / Université Rennes 2 - CERPPE (France) Réponse aux allégations d'A. Guttmann dans son ouvrage : Games & Empires, Modern Sports and Cultural Imperialism |
Quand on évoque la mondialisation, thème en vogue, on omet régulièrement d’indiquer qu’un des premiers dispositifs mondialisés est le sport moderne. À ce titre il figure comme banc d’essai d’une vaste entreprise qui aujourd’hui connaît une accélération inquiétante avec les exigences posées par de puissants groupes de pression mercantis (l’A.M.I., par exemple) résolus à imposer par tous les moyens, leurs conception ultra-libérales du marché culturel, en passant outre les politiques et les opinions nationales. On entrevoit désormais les effets pervers de ces manigances. Cela n’a pas empêché de multiples auteurs, qu’on pouvait croire sérieux1, de prêter main-forte à cette entreprise douteuse, en escamotant les effets négatifs des sports modernes pour se persuader de leurs introuvables vertus. Pour cette confrontation, l’auteur s’est en partie appuyé sur des éléments parus dans notre précédente livraison Éclipses et renaissance des jeux populaires, des traditions aux régions dans l’Europe de demain4. Le problème soulevé par Guttmann est double. D’une part tirer au clair la question de la diffusion du sport rendant compte de son expansion planétaire. D’autre part, tenter de justifier cette implantation conquérante en traçant un bilan en tout point défavorable à ce qui leur a résisté: les jeux populaires et de tradition. Il s’agit donc d’une liquidation élégante, illustrant bien l’adage selon lequel le vainqueur a toujours raison, surtout si c’est lui qui écrit l’histoire. Cherchant laborieusement un modèle de diffusion - entendons de mondialisation -, à travers six exemples peu adaptés, puisque plus de la moitié d’entre eux concerne surtout les États-Unis et la Grande-Bretagne (football, base-ball, basket-ball et cricket), un autre, les jeux olympiques relevant pour leur part d’un mécanisme d’imposition politique5 dans un grand nombre de nations, Allen Guttmann découvre un modèle de non diffusion, d’autant que le cas du soccer (football d'Europe) vient, à l’inverse, illustrer la faible perméabilité des États-Unis à son endroit. 1. La vision des vainqueursC’est une manie constante d’Allen Guttmann de percevoir le sport en général à travers les seules illustrations fournies par les sports américains6. Et de ce point de vue l’auteur confond perpétuellement péripéties anecdotiques et histoire. Le sport est pris dans une vision cavalière, idéaliste; il n’y est jamais question d’argent, de manipulations, de doping, de tricheries, de chantages, de violences, bref, il n’est jamais question de ce qui fait l’ordinaire de l’actualité du sport dans des pays où l’information est indépendante comme les USA, l’Allemagne, ou la France7. Ses propos trahissent une posture de spectateur consommateur beaucoup plus que celle de témoin impliqué dans les débats difficiles qui émergent des confrontations sur le terrain entre les organisations qui ont en charge les destinées de tel ou tel sport et celles qui assurent la pérennité des jeux populaires et de tradition. Dans l’esprit où s’y rapporte Guttmann, il s’agit au mieux de témoigner d’un dialogue de sourds, au pire de procéder à une exécution sommaire. L’argument principal, nulle part affirmé est, en effet, celui qui confère à un spectateur non impliqué, comme c’est le cas pour Allen Guttmann, le pouvoir de dire ceci me convient, ceci ne me convient pas, au nom d’une morale selon laquelle le client est roi, puisque le sport est une marchandise, et qu’il m’en faut pour mon argent en appliquant le pig principle qui veut que beaucoup c’est bien mais, encore plus c’est mieux. Ce n’est pourtant pas de cela qu’il s’agit. Car, il n’était guère utile de rédiger tant de pages pour découvrir une évidence à savoir que les organisations de spectacles sportifs supplantent quantitativement partout les efforts orientés vers la sauvegarde culturelle des jeux populaires et de tradition. Mais ils ont pour eux d’introduire à des considérations sur la qualité des acteurs, de leurs relations et de l’environnement, ce que n’observe nulle part notre auteur. Mais tant qu’à privilégier le quantitatif, il aurait été utile d’évoquer les motifs qui rendent compte du fait que les larges soutiens financiers, médiatiques et politiques ne se concentrent que sur les sports modernes. À supposer qu’Allen Guttmann ait évoqué ce point il nous aurait doctement exposé que ce sont les riches qui dans le monde ont le plus d’argent. Mais cela n’est pas une explication, quand d’autres entreprises culturelles pacifiques ne bénéficient même pas de l’écoute des “décideurs”, alors même que la demande émane des acteurs eux-mêmes. Aussi tenter de faire croire que les sports modernes ont triomphé des jeux populaires et de tradition parce qu’ils auraient été plus attracteurs8 masque une suprématie en trompe-l'œil, due à l’action des dispositifs qui ont systématiquement organisé leur promotion au détriment de ces derniers.
2. Sport, colonisation et dominationSi l’auteur mentionne bien quelque péripéties où dans les pays colonisés l’action des colons a fermement visé à une implantation des sports anglo-américains, c’est pour aussitôt atténuer l’impact de ces opérations, y compris quand celles-ci faisaient l’objet d’une stratégie consciente. De plus, il les légitime au nom de motifs profondément partisans. Pendant que les Anglais importaient le polo en Grande-Bretagne,
Devant cette situation bien banale, dans le cadre d’une politique de colonisation, les commentaires d’Allen Guttmann sont pour le moins dilatoires. S’en prenant à P.Rummelt, il ajoute :
On craint de n’avoir pas bien compris: les moyens de la colonisation étaient-ils destinés à autre chose qu’au contrôle social garant de l’extorsion des richesses? Mais pour rendre ces propos crédibles, il aurait fallu, au préalable, se doter d’une nouvelle approche d’ensemble des processus de colonisation établissant les vertus de l’asservissement; il conclut en effet : C’était donc cela: la morale de l’enrichissement, l’American way of life, l’Americanway of winning9, voilà ce qui manquait comme “motif plus valable” aux “populations autochtones”. Il aurait été intéressant, dans ce contexte, de demander aux Indiens et aux Noirs des États-Unis leur opinion sur ces inquiétants “worthier motives””, à l’Indien Jim Thorpe10 - déchu de ses titres olympiques - ou à Tommie Smith par exemple.
3. Hégémonie plutôt qu’impérialisme: un jeu de mots?Tout ceci illustre peut-être l’aversion déclarée de l’auteur vis-à-vis de tout ce qui peut paraître relever d’une analyse teintée de marxisme11. L’emprunt, curieux, qu’il fait de la notion d’hégémonie qui lui paraît plus présentable que celle d’impérialisme pour caractériser le type de domination que les sports modernes expriment au plan des formes contemporaines de “culture physique”, n’est pas convaincante. Car, l’expansion des sports modernes n’est pas seulement une question de fait puisqu’une hégémonie moins un objectif à atteindre; qu’un résultat atteint. L’hégémonie n’explique donc pas du tout la diffusion du sport dans le monde; elle en caractérise le résultat. Il n’y a aucun Big Brother qui a voulu que le sport asphyxie tous les autres divertissements populaires. Le fait est qu’ils sont pour beaucoup asphyxiés. La diffusion planétaire du sport est donc bien une question qui renvoie à une dynamique, un processus global et volontaire d’imposition que la notion d’impérialisme rend fort bien et, si
ce qui est exact, Allen Guttmann omet de préciser que pour Gramsci, le sens de l’interaction culturelle est d’abord celui d’une domination. Avec l’exemple des sports modernes et des jeux populaires cela veut dire que les autochtones soumis à ce type d’interaction, n’ont que le choix d’abandonner leurs activités traditionnelles et de s’en remettre aux sports. Du coup, la diffusion des sports modernes ne fait plus mystère puisque finalement on en découvre l’une des clés:
Il ne reste plus qu’à transporter sur la scène des bons sentiments, des opérations en définitive fort peu respectueuses du droit des gens:
En d’autres termes, une fois que les autochtones ont cessé de nous ennuyer avec leurs jeux de tradition pour adopter les sports modernes, ils peuvent en donner un spectacle où, parfois, ils se montreront supérieurs à leurs vainqueurs. Il est vrai qu’un brave bougre transformé en larbin va se mettre en devoir d’exceller dans la restitution des rituels qui lui auront été inculqués à seule fin de donner à son maître la bonne image qu’il se fait de lui-même. Mais après tout pourquoi parler ici de monopole ludique (heureusement arraché des mains des indigènes) puisque les situations évoquées témoignent à l’inverse de l’exclusif monopole du sport imposé par les pays occidentaux aux peuples dominés? Allen Guttmann inverse là le sens des faits.
Ce sur quoi justement il aurait été pertinent de s’interroger c’est précisément sur ce qui rend les caractéristiques des sports modernes “complètement incompatibles” avec celles des jeux populaires et de tradition. Mais là-dessus Allen Guttmann n’apporte aucune indication, et c’est tout le vrai débat. Il aurait pourtant pu, reprendre, par exemple, l’examen de la thèse audacieuse de R.Caillois et son esquisse d’une sociologie à partir des jeux clivant nettement entre les jeux du stade et de casino d’un côté, face aux jeux de masque et de vertige de l’autre, retraduisant ainsi une opposition entre respectivement les sociétés à comptabilité et les sociétés à tohu-bohu. Cet antagonisme se laisse clairement interpréter avec les sports modernes où tout fait l’objet d’une comptabilité (les droits de retransmission, le volume de spectateurs, les performances etc.,) et les jeux populaires et de tradition où l’essentiel est de vivre un moment d’exubérance collective sans se soucier des coûts, du nombre de participants - puisque tout le monde est convié à participer - et des records. Mais c’est parce qu’il est armé de ce modèle comptable qu’Allen Guttmann ne peut donner une version plausible de ce que sont les jeux populaires et de tradition. Il lui manque seulement un modèle sociologique.
, qu’il y a là dans l’esprit de Groupe un indépassable critère de précellence des sports modernes sur les jeux populaires. La guerre aussi est universellement comprise.
4. Sociologie, anthropologie et principe de symétrieSans multiplier plus avant les exemples de propositions ingénues ou suspectes, il faut rappeler que l’étude d’Allen Guttmann rate complètement son objectif qui est d’établir une supériorité des sports modernes sur les jeux populaires et de tradition, faute de saisir que les jeux en question ne se prêtent en rien à cette compétition. Ils relèvent en effet d’une toute autre problématique. Il n’y a pas d’abord les jeux populaires et de tradition et ensuite les sports modernes. Un parallèle entre eux, au demeurant brossé de manière inéquitable parce que ne respectant pas le principe de symétrie de Bloor, est d’autant moins probant que les configurations respectives ne sont pas, loin s’en faut, superposables. Si les repères sociologiques sont défaillants, les cadres anthropologiques ne se portent guère mieux. La persistance d’un maintien voire d’une relance, ici où là, des jeux populaires et de tradition dans certaines régions ou pays au milieu d’un environnement saturé de sports modernes serait en soi un excellent analyseur de ce que nous affirmons. Il s’agit moins de dire qu’ils sont mieux que les sports, ce qui n’a aucun sens, que de comprendre en quoi ils offrent des réponses aux attentes ludiques de populations en quête de délassement, de détente ou de divertissement collectifs.
alors que les moyens de déterminer à quelles conditions ils pourraient l’être ne sont nulle part donnés; il est dès lors vain de croire qu’ils puissent
Ce dernier propos sonne bizarrement en mettant en relief qu’une communauté tribale ne serait pas humaine. Sans polémiquer, disons que ce lapsus révèle toute l’étendue des a priori culturels qui ont fait écran depuis le départ, à une compréhension adéquate du problème posé. Peut-être fallait-il commencer par là. En ignorant cette donnée liminaire que tout apprenti en anthropologie a tôt fait de repérer, Allen Guttmann peut donner libre cours à des imprécations sur l’universalité du sport et sa «vocation intégrative» qui serait «supérieure à ses effets de division» (p.183). Ce dernier propos manque, lui aussi, de preuve. Il agit à contre-courant des observations immédiates ou savantes concernant le rôle des sports modernes. Des effets de clivages, inhérents à sa structure comptable, le caractérisent13. Plus encore, les sports modernes, véritables écoles d’apprentissage de la transgression, ne peuvent nourrir le projet de définir une nouvelle socialité, une nouvelle communauté, une nouvelle humanité à l’inverse des jeux populaires et de tradition qui venaient cycliquement célébrer la rencontre sociale ouverte à tous et permettaient d’attester de la vitalité d’une collectivité dans la diversité de ses membres. C’est la socialité “tribale” qui est intégratrice, parce qu’ouverte à la diversité des individualités. La société sportive est une société d’élimination, de rejet; le premier rejeté, déclassé, éliminé, comme on dit, ouvre la série indéfinie des exclusions. Ce modèle n’est pas un modèle anthropologique, c’est un modèle de carnassier, zoologique. Albert Jacquart a bien souligné que ce qui fait l’intérêt de l’humanité, c’est justement son étonnante diversité, son irrépressible disparité. Et il n’y a pas a priori de raison pour que ce qui est vrai, disons sur un plan génétique, ne le soit plus sur un plan culturel. Les jeux populaires et de tradition incarnent cette possibilité d’exprimer cette diversité et de sceller une cohésion sociale dans la concorde14. C’est ce point précis auquel reste aveugle Allen Guttmann. Ainsi, une reprise des jeux populaires et de tradition ne correspond pas à une nostalgie du passé, encore moins à un culte suranné de l’authenticité, mais plutôt à une inquiétude face à l’avenir.
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